Sans l’histoire de Louisette Ighilahriz, racontée à la « une » du Monde le 20 juin 2000, le retour de mémoire des années 2000 sur la guerre d’Algérie n’aurait pas eu lieu. Ce jour-là paraît un court récit en forme de coup de poing. « J’étais allongée nue, toujours nue. Ils pouvaient venir une, deux ou trois fois par jour. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes, je me mettais à trembler.
Ensuite, le temps devenait interminable. Les minutes me paraissaient des heures, et les heures des jours. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement. C’est un peu comme si le corps se mettait à flotter… » Louisette Ighilahriz avait 20 ans quand elle s’est retrouvée, grièvement blessée, dans les locaux de la 10e division parachutiste (DP) à Alger, en septembre 1957, après un accrochage avec l’armée française. Pendant sa captivité, elle voit passer de temps à autre Massu et Bigeard, deux des plus hauts responsables militaires de l’époque. C’est un de leurs adjoints, le capitaine Graziani, qui est chargé de l’interroger.
Ce pied-noir n’utilise ni la gégène ni le supplice de l’eau pour faire parler sa prisonnière. Il la viole.
Si Louisette Ighilahriz sort de l’enfer au bout de trois mois, c’est grâce à un inconnu, un certain commandant Richaud. Quand cet officier – le médecin militaire de la 10e DP – découvre l’état dans lequel elle est, il s’émeut. « Vous me faites penser à ma fille », lui dit-il, avant d’ordonner son transfert à l’hôpital, puis en prison. Louisette n’oubliera jamais cet inconnu dont elle ne connaît que le nom. Toute sa vie, elle rêvera de le retrouver pour lui dire merci. Quand elle se confie auMonde en avril 2000 à Alger, c’est dans l’espoir de le revoir. En imaginant qu’il soit toujours vivant.
L’article, sitôt publié, soulève une émotion considérable. Bigeard menace le journal d’un procès « qui le mettra à genoux » et qualifie le récit de Louisette Ighilahriz de »tissu de mensonges ». « Le commandant Richaud, prétend-il, n’a existé que dans l’imagination de l’ancienne combattante algérienne. » Contre toute attente, c’est le général Massu qui va donner du crédit à cette histoire. « Richaud était l’un de mes bons amis, un homme de grande qualité, un humaniste mais il est mort il y a deux ans », révèle-t-il.
Plus inattendu encore : au cours de cette interview accordée au Monde, Massu avoue que la torture « n’est pas indispensable en temps de guerre » et que l’on pourrait « très bien s’en passer ». « Quand je repense à l’Algérie, cela me désole. La torture faisait partie d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment », ajoute-t-il. Les « regrets » de Massu créent la stupeur. S’ajoutant à l’histoire de Louisette Ighilahriz, ils déclenchent un « retour du refoulé » sur la guerre d’Algérie auquel personne ne s’attendait. « Jamais je n’aurais cru assister à cela de mon vivant », déclare, bouleversé, l’historien Pierre Vidal-Naquet.
Le Monde décide alors de poursuivre son travail de mémoire, en privilégiant la parole côté algérien. Les reportages s’enchaînent. Le 9 novembre 2000, sort l’histoire de Khéïra Garne, qui vit dans un cimetière d’Alger, entre deux tombes, à demi folle. Khéïra avait 15 ans quand elle a été victime d’un viol collectif commis par des soldats français, à Theniet El-Had, au sud-ouest d’Alger.
De ce drame, elle a eu un fils, Mohamed. Cet homme, qui se dit « français par le crime », ne cherche pas à identifier son père – « pour moi, un treillis vide, les yeux vides », dit-il sèchement – mais à faire reconnaître par l’administration française le préjudice qu’il a subi. Il réclame une pension en tant que victime de guerre, souffrant de troubles psychiques. Mais le ministère de la défense la lui refuse, au motif qu’il n’est pas une victime de la guerre d’Algérie puisqu’il en est… le fruit !
« SANS REGRETS NI REMORDS »
L’histoire de Khéïra et Mohamed Garne sera le prélude à une autre enquête duMonde, cette fois-ci sur les viols commis par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Non, les viols n’ont pas été de simples « dérapages » mais ont eu un caractère massif… Cette « découverte-redécouverte » de la guerre d’Algérie prend une tournure plus politique à partir du 31 octobre 2000, avec l’appel des douze.
A l’initiative de L’Humanité, douze grands témoins, parmi lesquels Henri Alleg et Pierre Vidal-Naquet, qui avaient pris à la fin des années 1950 un engagement de premier plan, invitent l’Etat français à « promouvoir une démarche de vérité qui ne laisse rien dans l’ombre ».
C’est dans ce contexte que le général Aussaresses sort de l’ombre pour la première fois. Dans une longue interview publiée par Le Monde le 23 novembre 2000, le coordinateur des services de renseignements à Alger en 1957 dévoile les secrets de la « Grande Muette ». Pourquoi parle-t-il, à 82 ans ? Non parce que sa mémoire le tourmente, mais parce qu’il s’ennuie. Il a trouvé une oreille pour l’écouter. Pendant deux mois, le vieux général à l’œil bandé – une opération de la cataracte qui a mal tourné – vient au journal, alors installé rue Claude-Bernard. Autour d’un café, il raconte sa vie. Informels, ces entretiens se transformeront en interview.
L’homme est complexe. Cultivé – ancien khâgneux, il a soutenu un mémoire sur la place du merveilleux dans l’œuvre de Virgile – mais usant d’un langage souvent sommaire, il n’en est pas à un paradoxe près. Cet inconditionnel du général de Bollardière, célèbre militant contre la torture, avoue « sans regrets ni remords » avoirtorturé en Algérie et procédé lui-même à des exécutions sommaires. Il n’est plus question de « bavures » mais de la reconnaissance d’un système.
C’est la première fois qu’un haut gradé français l’admet, et même s’en vante. Quatre mois plus tard, Aussaresses ira encore plus loin dans un livre (Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Plon-Perrin) – en réalité la retranscription de ses souvenirs confiés au service historique de l’armée de terre (SHAT), qui l’a contacté au lendemain deses premiers aveux. Le vieux général revendique l’exécution, en 1957 à Alger, d’Ali Boumendjel, célèbre avocat engagé auprès du FLN, et celle de Larbi Ben M’Hidi,« le Jean Moulin algérien ».
AUX MARCHES DE L’ELYSÉE
Pour avoir jeté un pavé dans la mare, Paul Aussaresses sera dégradé de la Légion d’honneur, en 2005, par Jacques Chirac. « On m’a puni pour ce que j’ai dit, pas pour ce que j’ai fait », rumine, aujourd’hui encore, cet ancien héros de la France libre, dans le petit village proche de Strasbourg où il habite avec sa femme.
Ce même 23 novembre 2000, paraît dans Le Monde une nouvelle interview du général Massu. Ce sera la dernière qu’il accordera avant sa mort, deux ans plus tard. « La torture est quelque chose de moche. C’est un engrenage dangereux, déclare-t-il. Institutionnaliser la torture, je pense que c’est pire que tout ! » C’est la première fois que des acteurs de la guerre d’Algérie, et non des moindres, reconnaissent publiquement ce que des intellectuels, des journalistes, des historiens, se sont évertués à faire savoir dans les années 1950. L’important n’est pas tant ce que disent Massu et Aussaresses, mais le fait que ce sont eux qui le disent.
Le 21 avril 2002, la France découvre, entre stupeur et tremblements, que Jean-Marie Le Pen est aux marches de l’Elysée. Le leader du Front national a éclipsé au premier tour de l’élection présidentielle le candidat socialiste, Lionel Jospin, et se retrouve en lice pour le second tour avec le président sortant, Jacques Chirac.
Le Monde s’estime alors en droit de passer outre les lois d’amnistie qui imposent le silence sur la torture et de révéler le passé du président du Front national. Jeune député poujadiste, engagé volontaire en Algérie, Jean-Marie Le Pen a contribué àmettre en œuvre la « torture à domicile », au premier trimestre 1957.
L’enquête du Monde sort en deux temps. Le 4 mai 2002, à l’avant-veille du second tour de la présidentielle, paraît « l’affaire du poignard » : une nuit d’horreur à laCasbah d’Alger, durant laquelle un indépendantiste algérien, Ahmed Moulay, est torturé devant sa femme et ses six enfants par une vingtaine de parachutistes français conduits par un homme grand, blond, fort, que tout le monde appelle »mon lieutenant ».
Quelques semaines plus tard, la photo de cet homme apparaît à la » une » de la presse algéroise. La famille Moulay a un choc. L’homme est au garde-à-vous devant le général Massu, qui lui remet la Légion d’honneur. Son nom s’étale en toutes lettres : Jean-Marie Le Pen.
Quand les parachutistes quittent la maison des Moulay à l’aube du 3 mars 1957, après avoir achevé le père d’une rafale de mitraillette, ils oublient sur place un poignard. Mohamed Cherif, 12 ans, l’un des enfants du supplicié, s’en empare et le cache. Sur le fourreau de l’arme, on peut lire l’inscription : JM Le Pen, 1er REP.
La seconde partie de l’enquête du Monde sort le 4 juin 2002, peu avant le premier tour des élections législatives. Il s’agit du témoignage de quatre anciens combattants algériens – Abdelkhader Ammour, Mustapha Merouane, Mohamed Amara et Mohamed Abdellaoui – qui accusent nommément Jean-Marie Le Pen de tortures à Alger, en 1957. Cette seconde « salve » fait réagir le prétendant à l’Elysée. Le leader d’extrême droite convoque une conférence de presse à Paris pourdénoncer une « machination immonde » et annoncer qu’il entame une procédure enjustice contre Le Monde.
SCHMITT, PRIS À SON PROPRE PIÈGE
Une année s’écoule. Le 26 juin 2003, la 17e chambre valide l’enquête du journal et la qualifie de « particulièrement sérieuse et approfondie ». Par son ampleur exceptionnelle, – 50 pages – le jugement est de poids. Le tribunal reconnaît « la bonne foi » du journal et sa légitimité à « informer ses lecteurs sur des circonstances qui lui paraissent dignes d’intérêt et offrant une crédibilité certaine ». Le président du FN est donc débouté de sa plainte en diffamation.
Mais il fait appel. Le 6 octobre 2004, la cour d’appel confirme en tous points le jugement de première instance. Le Pen est à nouveau débouté. Son pourvoi en cassation est rejeté.
De l’autre côté de la Méditerranée, les Algériens suivent avec passion et émotion le débat qui agite la France depuis juin 2000. Un à un, les « témoins humiliés de l’ombre » – selon l’expression de Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, qui s’opposa à Massu – relèvent la tête. C’est ainsi que le général Schmitt se retrouve pris à son propre piège à l’automne 2004. Alors qu’il dénonce les tortures commises à Abou Ghraib, en Irak, par l’armée américaine, une certaine Esmeralda sort du silence.
Dans un petit livre titré Un été en enfer (Editions Exils), elle dévoile le passé de tortionnaire de celui qui, bien avant de devenir le chef d’état-major des armées françaises, a dirigé l’un des plus célèbres centres d’interrogatoires d’Alger : l’école Sarouy.
Bien qu’inédit, le récit d’Esmeralda n’a pas été reconstruit postérieurement, ce qui lui donne d’autant plus de force. Le manuscrit originel figure en effet dans les archives de l’année 1957 d’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde.
Le journal, qui dispose depuis plusieurs années d’informations sur le général Schmitt, décide alors de relancer son enquête.
Le 19 mars 2005, Le Monde publie les témoignages de cinq anciens combattants algériens, Lyès Hani, Mouloud Arbadji, Mohamed Bachali, Zhor Zerari et Rachid Ferrahi. Ces témoins désignent le général Schmitt, lieutenant à l’époque, comme »chef d’orchestre de leurs tortures ».
L’un d’eux précise : « Il jouissait particulièrement quand l’un de nous était humilié. » Sollicité pour donner sa propre version des événements, le général Schmitt décline la proposition du Monde mais accepte celle de France Inter. A la radio, l’ancien chef d’état-major dément avec indignation ces accusations de tortures et parle de « pure affabulation » et de »vengeance tardive » de la part d’Algériens qui veulent faire parler d’eux.
Avec cette enquête sur le général Schmitt se referme le retour de mémoire des années 2000 sur la guerre d’Algérie. Fatigue. Usure… Le Monde choisit de s’arrêter là. Le couvercle retombe en France. En Algérie, en revanche, le débat se poursuit de façon chaotique, entre deux tentatives de récupération par le pouvoirpolitique.
Les uns après les autres, les survivants algériens disparaissent sans avoir obtenu ce qu’ils réclament depuis un demi-siècle : non pas une « repentance » comme on l’imagine à tort mais la reconnaissance solennelle, par la France, de ce qu’ils ont subi.
Ils ne crient pas vengeance, n’espèrent aucune compensation financière. Ils veulent seulement qu’on dise la torture, les déportations, les regroupements de populations, les viols, les exécutions sommaires… Qu’on cesse, surtout, derenvoyer dos à dos le FLN et l’armée française.
Qu’on ne prétende plus que la torture a été employée « pour sauver des vies innocentes » alors qu’elle était pratiquée de façon routinière dès le début de la colonisation, donc bien avant le soulèvement de 1954 et les attentats à la bombe commis par le FLN. Les Algériens ont besoin que l’on mette des mots sur leurs souffrances.
Le pardon est possible, mais pas le déni. Si la France accepte un jour de regarder son passé en face et de l’assumer, alors les Algériens tourneront pour de bon cette page noire, au lieu de la ressasser encore et encore, dans la douleur.
1- Dans Le Monde du 23 novembre 2000, le général Massu « regrette », le général Aussaresses admet qu’il y a eu emploi de la torture, voire s’en vante.
2- Après ses aveux, le général Aussaresses sera dégradé de la Légion d’honneur par le président Jacques Chirac, en 2005.
Cette enquête sur les aveux du général Aussaresses a été publiée pour la première fois en mai 2001. Nous la republions à l’occasion de sa disparition, à 95 ans, annoncée mercredi 4 décembre.
Il est plus facile de dire ce que le général Aussaresses n’est pas plutôt que ce qu’il est. Il n’est ni d’extrême droite, ni pervers, ni réellement cynique. Ce n’est pas non plus un revanchard qui tenterait de régler des comptes en mettant en lumière l’accablante responsabilité du gouvernement socialiste de Guy Mollet pendant la bataille d’Alger. Alors, qui est-il ? « Une énigme », avoue un membre de sa famillepour qui « il a toujours été ainsi ».
Est-il un roc d’indifférence, ou simplement maître de lui au plus haut point ? Difficile de le savoir. Il y a du Meursault, chez Paul Aussaresses, un côté Etranger de Camus, indéchiffrable.
Celui qui fut le chef des services de renseignement en 1957, à Alger, n’a pas décidé, un jour de l’an 2000, de passer aux aveux. Il y est venu en plusieurs étapes, sans avoir planifié sa démarche, et jamais, au grand jamais, il n’aurait imaginé que ses révélations créeraient une pareille tempête. Il n’avait pas non plus mesuré les conséquences que ses déclarations entraîneraient pour lui et pour les siens…
A quatre-vingt-deux ans, avait-il besoin de soulager sa conscience ? En aucun cas. L’explication est infiniment plus simple : quand l’occasion de parler s’est présentée, il l’a saisie, et il y a pris goût. Paul Aussaresses, homme d’action, ne se pose pas de questions existentielles et sans doute ne s’en est-il jamais posé. Il se soucie peu de la vie, de la sienne comme de celle des autres.
La vieillesse, en revanche, il la subit comme un naufrage. Un cancer le ronge, mais ce n’est rien en comparaison d’une autre épreuve physique et morale : la perte de son œil gauche.
Blessé lors d’une mission pendant la seconde guerre mondiale – une version infirmée par son entourage -, cet œil l’a toujours fait souffrir. Il a fallu procéder à son ablation, il y a trois ans, à la suite d’une opération de la cataracte ayant échoué. Paradoxe d’un homme prêt à tout, y compris à mourir sous la torture : le vieux général souffre profondément de cette infirmité.
C’est en juillet 2000, peu après les « regrets » du général Massu à propos de la torture en Algérie, qu’il sort de l’ombre pour la première fois.
Le Journal du dimanche lui ouvre ses colonnes. L’interview passe inaperçue, et pourtant, on y apprend un certain nombre de choses sur les pratiques de l’armée française dans les années 1950, ainsi que sur la complicité du pouvoir civil de l’époque.
En octobre suivant, Aussaresses est invité par Le Monde à prolonger cet entretien. Il accepte. Informelle, la conversation s’étalera sur un mois et demi, à raison d’une rencontre par semaine en moyenne. Des notes sont prises, mais l’interviewé sait qu’il pourra revenir sur ses propos.
Parce qu’il se trouve une oreille pour l’écouter, et uniquement pour cette raison, le vieux général livre ses souvenirs. Ces entretiens rompent la monotonie de sa vie quotidienne, lui permettent de ressusciter les moments les plus forts de sa jeunesse et de sa carrière. Sur son action au sein des forces spéciales interalliées pendant la deuxième guerre mondiale ainsi que sur la création du 11e choc (le bras armé des services secrets), sa fierté, il est intarissable.
Lui qui a inspiré tant de romanciers (Robert Escarpit, Jean Lartéguy, Yves Courrière – qui a fait son portrait sous le nom de « commandant O » sans l’avoir jamais rencontré – Cécil Saint-Laurent…) ne cherche pas à se présenter en héros. Ce n’est pas tant son personnage qu’il met en scène qu’une époque et une communauté d’hommes soudés pour le meilleur et pour le pire.
L’ancien résistant, devenu gaulliste par un hasard de l’histoire, puis un as des renseignements, dispose d’une excellente mémoire – il parle couramment six langues – et ne s’encombre pas, pour raconter les choses, de précautions inutiles. Il apparaît peu à peu qu’il n’a que deux références dans la vie : le patriotisme et le courage, la seconde qualité découlant à ses yeux de la première.
Tout le reste lui paraît vain. La justice ? Une perte de temps. La religion ? Une faiblesse. L’éthique ? Connais pas. Il n’y a pas de règle qui tienne pour cet homme, adepte du baisemain mais habitué depuis toujours à transgresser les lois.
La politique ? Il l’a « en horreur. » Après de Gaulle, sa vie de barbouze l’a entraîné dans le sillage de Jaques Foccart et dans des eaux encore plus troubles, comme celles du mercenaire Bob Denard, ce qui ne l’a pas empêché de se sentir proche d’hommes à l’opposé de lui, Gaston Defferre par exemple.
Son épouse, plusieurs fois médaillée pour son rôle dans la Résistance, a fait partie du fameux réseau Brutus de l’ancien maire de Marseille. Elle n’a jamais rompu les liens avec lui.
En dépit d’un langage assez sommaire – le monde se divise en deux catégories, les « cons » et les autres -, l’homme est extrêmement cultivé. Brillant latiniste et helléniste, ancien khâgneux, il a beaucoup lu, aime par-dessus tout Fournier et Baudelaire, mais aussi Virgile, Racine… et Charles Péguy. Lui, l’agnostique, qui se dit « sans regrets ni remords », ne voit pas de contradiction à réciter avec bonheur la première strophe de la « Prière à Notre Dame » de Péguy :
« Pourquoi, ô Notre Dame
Quand il fallut s’asseoir à la Croix des deux Routes
Et choisir le regret d’avec le remords
Quand il fallut s’asseoir au coin des doubles sorts
Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes… »
De l’Algérie, il parle peu, comme si cet épisode n’était pas au nombre des plus marquants de sa vie. Si on insiste, il s’incline, mais presque pour se montreraimable. Des nombreuses anecdotes qu’il raconte, un certain nombre de figures émergent au fil des jours : le général Massu qu’il « aime beaucoup mais qui était emmerdant ». Godard, le second de Massu, un homme qui « ricanait et ne pouvait pas me voir », ni lui ni le lieutenant-colonel Trinquier, « parce qu’on ne sortait pas de Saint-Cyr ». Jean-Marie Le Pen, « irréprochable quand il était en service, mais qui me posait de sacrés problèmes le reste du temps car il avait souvent un coup dans le nez, et alors il cherchait la bagarre ».
Le lieutenant Charbonnier -assassin présumé de Maurice Audin-, « un couillon ». Le capitaine Grazziani -tortionnaire en chef de Louisette Ighilahriz- « un type très sympa, mais à qui il fallait serrer la vis ».
De Bollardière, le militant anti-torture, « un homme adorable, beau comme un dieu, mais qui s’est fait monter la tête par Servan-Schreiber, une sacrée ficelle celui-là ».
Et encore Paul Teitgen, le secrétaire général à la préfecture, qu’il tient pour quantité négligeable et qu’il se targue d’avoir « roulé dans la farine »en lui faisantavaliser des assignations à résidence, synonymes de condamnations à mort. Et Robert Lacoste, le ministre résident en Algérie, qui était « parfaitement au courant »de toutes ces pratiques.
Ou encore Max Lejeune, le secrétaire d’Etat aux forces armées, le premier à recommander l’exécution des prisonniers encombrants quand il lui arrivait de passer à Alger. Si le général Aussaresses donne toutes ces précisions, c’est à la demande, jamais pour se décharger de ses responsabilités, ni pour torpiller les socialistes. « Le pouvoir civil connaissait nos méthodes et les approuvait, mais cela ne veut pas dire qu’il nous y contraignait », souligne-t-il régulièrement.
UN jour, il révèle avoir été meurtri par le général Massu. L’incident date du début des années 1990. Aussaresses est candidat à la présidence de l’Union nationale des parachutistes. Son ancien patron ne lui cache pas qu’il n’a pas l’intention de luidonner sa voix. « Vous en avez rajouté » -en Algérie-, lui reproche Jacques Massu, dans une claire allusion à ses activités pendant la bataille d’Alger. « Je n’ai fait qu’obéir à vos ordres, je ne vous ai jamais doublé ! », riposte Paul Aussaresses, blessé.
Quelques jours après avoir relaté cet épisode, il admet que ses méthodes ont été pour le moins expéditives en Algérie, à Philippeville d’abord, dans la capitale ensuite. Il avoue avoir tué de sang-froid « un certain nombre » de prisonniers algériens. Combien ? Son œil droit se met à cligner violemment, signe de son émotion ou de son embarras. « Je ne me souviens pas », affirme-t-il avant de selever, mettant ainsi fin à l’entretien. Huit jours plus tard, la question lui est une nouvelle fois posée.
« Vraiment, vous ne vous souvenez pas du nombre de personnes que vous avez tuées ? » La paupière bat de nouveau, et puis soudain, il lâche : « Si, vingt-quatre. »
L’interview sort dans Le Monde du 23 novembre et fait scandale. Paul Aussaresses va-t-il se rétracter ou réitérer ses aveux ? Il les réitère, en direct à Europe 1 et sur le plateau de France 2, devant un Claude Sérillon médusé. Il faut dire que le vieux général est sans nul doute assailli par le trac, et d’autant plus tétanisé qu’on l’a prié de « faire court », comme toujours en radio et en télévision.
Enfin et surtout, il verbalise difficilement sa pensée et va du coup s’enfermer dans un rôle – celui du monstre – dont il ne tentera jamais de sortir. Le film que lui a consacré Pierre-André Boutang (diffusé le 12 mai par Arte et le 14 par Histoire) en est une illustration éloquente.
Paul Aussaresses réapparaît au Monde mi-avril 2001, prévenant qu’il va publier un livre de souvenirs sur l’Algérie. L’a-t-il écrit lui-même ? Non. L’ouvrage comporte-t-il des révélations ?
Oui, deux en particulier : les circonstances de la mort de Larbi Ben M’Hidi, chef du FLN pour l’Algérois en 1957, et celle d’Ali Boumendjel, avocat engagé aux côtés des indépendantistes.
L’un et l’autre ne se sont pas suicidés, révèle le vieux général, « c’est moi qui ai donné l’ordre de les exécuter ». Stupeur.
Six mois plus tôt, le manuscrit qu’il avait apporté au journal, ramassis de récits de bric et de broc, était vide de toute information, inexploitable.
Les épreuves de l’ouvrage arrivent un peu plus tard, prouvant qu’il a dit vrai.
Lestyle du livre (Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Perrin) n’est pas le sien, et, de toute évidence, les quelques professions de foi qui y figurent, l’avant-propos notamment, ne sont pas de sa main. Peu importe : les révélations sont bien les siennes. Personne ne peut avoir inventé toutes ces précisions, terrifiantes. En ce qui concerne Ben M’Hidi, lui a-t-il réellement passé la corde autour du cou, comme on le laisse entendre dans l’ouvrage ? Non, mais « cela revient au même. J’en ai donné l’ordre. J’assume ».
Comment imagine-t-il que les familles Ben M’Hidi et Boumendjel vont accueillir ces aveux ? Réalise-t-il qu’il va plonger les siens dans le désespoir ? Qu’il sera sans doute poursuivi pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité ? Il évacue chaque question d’un haussement d’épaule, inconscient du danger aujourd’hui comme hier, décidé à tout assumer, le vrai comme le faux.
Loin de lui le souci d’éclairer un pan méconnu de l’Histoire. La guerre d’Algérie, il s’en moque. Est-il suicidaire ? Il sourit : « Je ne le crois pas. » Alors, désespéré ? « Vous m’embellissez ! », répond-il, la voix neutre.
Que se passe-t-il au fond de cet esprit tourmenté ? A quelle époque, et pourquoi, cet homme s’est-il brisé ? Est-il encore capable de sentiments ? Il l’est. Son visage s’éclaire quand il prononce un nom, celui d’une femme rencontrée il y a deux ans et aussitôt idéalisée : Christine Deviers-Joncour.
Engluée dans le dossier Elf, l’ancienne compagne de Roland Dumas était entrée en contact avec lui par l’intermédiaire d’un ami commun. Elle espérait obtenir des renseignements qui lui permettraient de retrouver Alfred Sirven.
Paul Aussaresses fut immédiatement fasciné par cette femme de trente ans sa cadette. Il en fit son égérie, sa muse.
Mais Christine Deviers-Joncour allait le traiter tantôt avec intérêt, tantôt avec désinvolture, à son grand désespoir. Que faire pour l’éblouir et retenirson attention ? Parler, occuper une place dans les médias, publier un livre ? Qui sait, elle serait peut-être fière de lui ! Sans mesurer les risques, le vieux général décida de se lancer dans l’aventure.
Florence Beaugé (Journaliste au Monde)