DzVID poursuite sa série d’entretiens sur le hirak avec le professeur Lahouari Addi qui revient également sur la question de savoir s’il faut avoir peur ou non des islamistes.
Quel bilan faites-vous du hirak qui dure depuis plus d’un an ?
Lahouari Addi : Le bilan du hirak est globalement positif et tant qu’il continue il obtiendra ce qu’il demande, c’est-à-dire la transition vers un régime civil. Je crois que sa plus grande victoire est d’avoir fait tomber la façade civile du régime en montrant que ceux qui gouvernent n’ont pas d’autorité et ceux qui ont l’autorité ne gouvernent pas. L’Etat algérien souffre de cette contradiction qui le paralyse et qui l’empêche de remplir ses missions sociales, culturelles et économiques.
Pouvez-vous être plus explicite ?
Lahouari Addi : Devant le juge, Sellal a rejeté toute responsabilité sur Bouteflika. Il a reconnu qu’il n’avait pas les prérogatives d’un premier ministre. Si Bouteflika est jugé, il rejettera toute responsabilité sur les généraux qui l’ont désigné et qui le contrôlaient.
L’Algérie n’a ni président ni ministres ; elle a des préposés aux fonctions administratives désignés par des généraux qui sont au-dessus des lois de l’Etat. Le hirak veut mettre fin à cette anomalie. Il veut un vrai président élu qui exerce l’autorité sur toutes les institutions, y compris l’armée, dans le respect de la Constitution. C’est pourquoi le hirak rejette Tebboune et considère que l’élection du 12/12 est un non-événement.
Le hirak est un mouvement politique ou un mouvement social ?
Lahouari Addi : Le hirak est un mouvement politique qui cherche à construire le cadre politique dans lequel se mèneront les luttes sociales dans le futur. Je le considère comme une étape dans le processus de construction de l’Etat. Les militaires ont réduit l’Etat au pouvoir exécutif dirigé par une élite civile cooptée par eux. Le hirak veut étoffer ce pouvoir exécutif d’un pouvoir législatif souverain et d’un pouvoir judiciaire autonome pur qu’ils forment à eux trois l’Etat de droit.
Vous avez suscité une polémique avec votre post « Faut-il avoir peur des islamistes ? ». Avez-vous été convaincu par ceux qui vous ont répondu ?
Lahouari Addi : J’aurais voulu susciter un débat et non une polémique sur ce sujet. Il me semble que nous n’avons pas encore la culture du multipartisme. Chaque militant se pense en militant d’un parti unique et considère l’autre comme un traître.
Les islamistes et les non-islamistes doivent se parler non pas pour former un parti ou adhérer à un même projet idéologique, mais pour établir des règles du jeu qui préservent la paix civile et les libertés publiques garanties par la Constitution. Il ne s’agit pas de demander à Ali Belhadj de ne plus être islamiste, ou à un militant du MDS d’être islamiste.
Vous ne craignez pas de réhabiliter les islamistes par cette démarche ?
Lahouari Addi : Les réhabiliter de quoi ? En choisissant de les combattre dans les années 1990 par la torture, par les exécutions extra-judiciaires et en dehors de la légalité, le régime s’est discrédité et les a renforcés moralement. Je constate que des manifestants non islamistes crient « pouvoir assassin » et « ulach smah ulach ». Certains disent qu’ils ont les mains tâchées de sang. OK, alors il faudra les juger dans le cadre d’une justice indépendante.
Etes-vous islamiste ?
Lahouari Addi : Je ne suis pas islamiste et je considère l’islam politique comme une utopie qui se sécularisera dans le cadre de la vie politique démocratique. Nous sommes une société en voie de modernisation et il faut accompagner ce processus. Nous devons sortir de l’interprétation médiévale de la religion par laquelle la société se soucie du futur de ses membres dans l’au-delà. Dans une interprétation moderne de la religion, et c’est possible en islam, l’au-delà est l’affaire de l’individu et non de la société ou de l’Etat. Les mou’amalate, c’est la vie publique ; les ‘ibadate, c’est la vie privée.
Pensez-vous que la Constitution doit stipuler « L’islam est religion de l’Etat » ?
Lahouari Addi : C’est un article démagogique qui n’a aucun sens. L’Etat, personne morale, ne fait pas la prière, ne jeûne pas… Comment peut-il avoir une religion ? Le Coran s’adresse à des individus, non à des institutions. Un individu peut être religieux, pas un Etat. Je crois que les grands théologiens du passé diraient que c’est une bid’a, innovation blâmable.
Mais les islamistes tiennent à cet article pour imposer la chari’a…
Lahouari Addi : J’ai lu des auteurs islamistes comme Sayyed Qotb, Mawdudi et d’autres, et j’ai constaté qu’ils ne savaient pas ce qu’est la chari’a ; ils ne font pas la différence entre chari’a et fiqh.
Pouvez-vous être plus explicite ?
Lahouari Addi : Selon le Coran, la chari’a a pour objectif la société idéale d’hommes parfaits où règnent l’équité et l’abondance. Omar Ibn al Khttab avait suspendu le verset sur l’amputation de la main en disant qu’il ne sera appliqué que dans la société d’abondance. La chari’a est un idéal de justice divine, un horizon vers lequel il convient de se rapprocher mais qui ne sera jamais atteint.
A l’inverse, le fiqh est la traduction juridique de cet idéal faite par des hommes des VIIe-VIIIe siècles de la péninsule arabique. Entre-temps, les mentalités ont changé, les sociétés ont évolué. Je donne deux exemples. Dans le fiqh, le père qui tue son fils n’est pas poursuivi pour meurtre. C’était la culture de l’époque. Le pater familias du droit romain a droit de vie et de mort sur ses enfants.
L’autre exemple. Un musulman qui ne fait pas la prière est passible de la peine de mort pour les trois des quatre écoles juridiques. Cette règle est aujourd’hui inapplicable même en Arabie Saoudite, et elle est choquante pour la majorité de la population. La culture et la psychologie changent à travers l’histoire.
Ceci dit, le fiqh est une construction humaine et il a besoin d’être reconstruit sur la base de l’ijtihad fourni par des députés élus, aidés par des commissions d’experts. La culture juridique musulmane est très riche par sa méthodologie et ses concepts. Un droit moderne, fondé sur les libertés publiques, dont la liberté de conscience, est possible en terre d’islam.
Entretien réalisé le 04-03-2020 par Kamel Lakhdar-Chaouche